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Rencontre avec Cécile Guichard : un engagement pour un design durable et inclusif au sein de RotorDC


Dans le cadre du cycle de conférences « Celles qui font le design », initié par l’ASBL Maak & Transmettre et soutenu par l’Institut français Paris et l’ambassade de France en Belgique dans le cadre de son programme EXTRA, nous avons rencontré Cécile Guichard. Cécile est chercheuse en design aujourd’hui membre et co-directrice de RotorDC, une société coopérative bruxelloise qui récupère, remet en état et en vente des matériaux de construction, de finition et du mobilier. Elle partage avec nous ses inspirations, son engagement pour un design durable et inclusif, et sa vision pour l’avenir du secteur.
 
Pouvez-vous nous parler de votre parcours en design et comment vous en êtes arrivée à travailler chez RotorDC ? 
 
Cécile Guichard : « J’ai choisi aux Beaux-Arts d’Annecy l’option design & espaces, ce qui a attisé mon intérêt pour la chose commune, le politique, et m’a permis d’apprendre à donner forme aux idées et enjeux qui traversent et animent un territoire. Je me suis particulièrement attardée sur les grands édifices que le XXe siècle a érigé dans nos montagnes, prenant conscience de notre rapport ambigu à ce patrimoine et de sa difficile adaptation au réchauffement climatique ainsi qu’aux changements sociétaux. 
 
Dans ce cursus, nous nous imprégnions des sujets traversant ces lieux pour en faire surgir des formes destinées à être exposées. Même si cette approche m’a beaucoup plu, et bien que je conserve un vif intérêt pour ces questions aujourd’hui, j’ai ressenti le besoin de dépasser la simple exposition. C’est alors que j’ai décidé de rejoindre la Haute École d’Art et de Design de Genève pour un master orienté design, espaces et communication. Le programme pédagogique de cette formation s’éloignait du design mercantile et industriel auquel on l’associe souvent.
 
Durant cette période, j’ai commencé à réduire ma production formelle, prenant conscience qu’il y avait déjà trop d’objets, comme les chaises, dans notre monde. J’ai donc privilégié des réponses conceptuelles et contextuelles, favorisant les projets collaboratifs et éco-responsables, impliquant une économie de moyens. C’est dans ce cadre international que j’ai fait la rencontre de Rotor. Ce collectif avait représenté la Belgique à la Biennale de Venise en 2010 avec une recherche portant sur l’usure et son impact sur nos façons de construire.
 
À la fin de mon Master en 2014, j’ai rejoint l’équipe de Rotor à Bruxelles, et je les aide depuis au développement de la société coopérative RotorDC. »

Qu’est-ce qui vous a poussé à vous spécialiser dans le réemploi des matériaux et l’économie circulaire, et comment cette démarche a-t-elle influencé votre approche du design ?

Cécile Guichard : « Je dirais d’abord qu’en tant que designer, je trouve passionnant le défi créatif de faire avec ce qui est là. Il s’agit de creuser le programme pour réduire les gestes inutiles, d'affûter ses antennes pour provoquer l’opportunité, de voir du potentiel, d’être attentif et de convoquer des caractéristiques existantes - qu’elles soient techniques, esthétiques, fonctionnelles ou culturelles - et les faire résonner avec de nouveaux besoins. Cela demande également de sortir du simple plan et comprendre comment les choses se font, se maintiennent et se défont, car ce design est susceptible d’être lui-même réemployé.

J’apprécie également beaucoup la dimension politique derrière mon travail : développer une pratique tombée dans l’ombre demande de l’exposer avec prudence - or le réemploi est une pratique écosystémique, très territorialisée et qui échappe pour le moment en partie aux tentatives d’industrialisation ou de massification. Les revendeur·se·s de matériaux sont le reflet des complexités des territoires où iels se trouvent (que ce soit par leur sélection de matériaux, leur taille, leur fonctionnement) et la revente de matériaux fonctionne dans un subtil équilibre d’expérience et de confiance à (ré)concilier avec une pratique architecturale devenue très normative.

Et puis, il y a bien sûr aussi une prise de conscience de l'urgence climatique et de notre rapport globalement prédateur vis-à-vis de l'environnement : adapter nos cadres de vie et de travail à l’accélération de nos sociétés demande de repenser notre manière de concevoir et construire car notre consommation est tout bonnement insoutenable. »

Quels sont, selon vous, les principaux défis auxquels le secteur du design est confronté aujourd'hui pour promouvoir le réemploi et la durabilité, notamment dans le contexte de la transition écologique ?
 
Cécile Guichard : « Alors que le réemploi a longtemps été la norme et reste une pratique très vivante dans certaines régions du monde, elle avait disparu des grandes villes de nos pays industrialisés : c’est aujourd’hui tout un écosystème et des habitudes qu’il faut réactiver. 
 
D’abord, il faut des maîtrises d’ouvrages engagées et confiantes, prêtes à accorder moyens et souplesse. Il faut ensuite trouver le juste équilibre dans les ambitions du projet car, dans ces démarches pionnières et militantes, tout peut sembler à inventer : trouver les matériaux, les inventorier, les démonter, les transporter, les restaurer, les adapter, les stocker, les installer… Lorsque Rotor a commencé à s’intéresser au réemploi, l’importance des revendeur·ses établi·es dans le processus de remise en circulation des matériaux est apparue évidente. Pourtant, iels semblaient avoir disparu du paysage, relégué dans les campagnes ou dans des secteurs de niche (antiquités architecturales, briques). 
 
RotorDC est un projet très ancré dans son époque et son territoire. Notre défi quotidien, c’est d’identifier les matériaux récupérables aujourd’hui à Bruxelles (lesquels peuvent couvrir les coûts salariaux, les loyers et les taxes inhérents à leur réemploi dans une ville comme la nôtre) et d’augmenter cet éventail en faisant bouger des lignes : nos leviers et freins sont techniques, esthétiques, mais également et peut-être surtout économiques car notre principal concurrent c’est le matériau neuf aux coûts sociétaux invisibilisés. Nous sommes quotidiennement confrontés aux incohérences d’un système économique fondé sur une croissance infinie, qui dévalue le travail manuel et continue de calculer son PIB sur la base de la quantité de matière produite. En attendant que les choses changent, c'est dans la créativité et l’ingéniosité que nous trouverons les meilleurs arguments au réemploi. » 

La conférence "Celles qui font le design" vise à mettre en lumière les femmes et les personnes non-binaires dans le domaine. Avez-vous rencontré des obstacles spécifiques en tant que femme dans ce secteur, et comment les avez-vous surmontés ? Des progrès ont-ils été accomplis ? Que reste-t-il à faire pour encourager et soutenir la diversité et l’inclusivité dans le secteur du design ? 

Cécile Guichard : « De mon point de vue les choses s’améliorent. Il y a dix ans, la plupart des femmes architectes ou designeuses, que je connaissais, évitaient les chantiers et restaient plutôt dans l’ombre. Sur les chantiers de démolition, qui sont souvent un milieu 100% masculins, les premières rencontres entre les ouvriers démolisseurs et nos équipes pluridisciplinaires de déconstructrices étaient détonantes. 

Dans le secteur du réemploi, on trouve une diversité de profils et de compétences : réemployer c’est bien souvent le résultat d’étroites collaborations d’une diversité de personnes, soucieuses de soigner les relations et matériaux. Pour ne parler que de la place des femmes, il existe de nombreuses revendeuses de matériaux. Nous-même avons depuis plusieurs années une équipe mixte. Aujourd’hui, le comité de gestion de RotorDC est paritaire et son conseil d’administration à majorité féminine. Nous observons en interne une certaine polarisation dans la répartition des rôles et ça reste un point d’attention chez nous. Ce sont des questions qui nous importent et j’ai également l’impression que le format de coopérative favorise cette ouverture, puisque ces valeurs peuvent être discutées et travaillées ensemble - avec l’expérience et l’engagement de chacun·e.

Il y a clairement le manque de modèles auxquels se raccrocher. C’est pour ça je trouve que l’idée derrière la conférence “Celles qui font le design” est puissante. Il y a quelques années à RotorDC, nous avions pointé le besoin de rendre visible notre diversité et de la rendre plus résiliente. Par exemple, c’étaient toujours les mêmes collègues qui étaient sollicités par les journalistes, appelés à donner des conférences, ou à rejoindre des jurys d’école composés de profils ressemblants. Ce n’est pas facile de renverser ce type d’engrenage car on n’est pas tou·te·s à l’aise devant une caméra, on ne se sent pas toujours légitimes... on manque de modèles. Aujourd’hui, nous veillons à multiplier les visages publics et les voix du projet, même si ça demande beaucoup d’énergie à certain·es. »