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"Sur tes traces" : Gurshad Shaheman et Dany Boudreault, deux mondes, une collaboration unique
INTERVIEW
Deux artistes, deux parcours : l'un né au Québec, l'autre a grandi en Iran et en France. Invités pour la première fois au Kunstenfestivaldesarts, Dany Beaudreault et Gurshad Shaheman ont présenté leur œuvre « Sur tes traces », un double portrait d’artistes.
Pour cette occasion, nous avons eu le privilège d’échanger avec eux pour comprendre l'origine de leur collaboration et leur processus de création.
Comment est née l'idée de "Sur tes traces" et comment avez-vous décidé de collaborer sur ce projet ?
DANY : On s'est rencontrés à Valenciennes lors d’une rencontre entre artistes canadiens au Théâtre du Phénix lors du Festival « Cabaret de curiosités ». On s'est ensuite retrouvés ici au Théâtre Les Tanneurs, à Bruxelles.
J'ai écrit à Gurshad en 2020. Je lui avais envoyé une invitation pour éventuellement construire quelque chose ensemble. Je trouvais qu'il y avait une parenté dans nos écritures, nos démarches, nos préoccupations. Gurshad a répondu très positivement à cette invitation et, en 2021, le projet a commencé à se goupiller.
Tout part donc de préoccupations communes. J'avais une espèce de fascination irrationnelle pour Gurshad comme performeur, mais aussi pour ses textes. Personnellement, je cherche comme une langue « autre » au théâtre, une langue qui n'est pas nécessairement dite « théâtrale » dans un sens classique du terme. Et je trouvais que Gurshad proposait cela. C'est vraiment ce qui m'a attiré. Ensuite, on s'est mis d’accord pour aller à Sarajevo comme première étape, une ville où ni lui, ni moi, n'étions allés auparavant. On voulait voir ce qu'on pouvait faire en terrain neutre.
GURSHARD : C’était une ville où aucun de nous deux ne parlait la langue. C’était primordial. Dans les prémices de cette collaboration, il y avait cette idée de déplacement, l’intention d'inviter l'autre dans sa vie, un moyen aussi de changer de focal. On a donc creusé l'un et l'autre nos propres obsessions et préoccupations qui sont la famille, la question des frontières, la question des appartenances, les questions queer, la question de l'identité sexuelle et intime et surtout, comment sortir de son propre périmètre pour pouvoir élargir et croiser les regards.
DANY : Fondamentalement, il faut aussi dire qu’il s'agit d'un coup de foudre humain et amical qui fut essentiel pour s’engager ensemble et travailler ensemble. Être ami, se voir afin de se commettre dans une aventure humaine. Ce spectacle-là, c’est d’abord et avant tout une aventure humaine.
Quelles sont les premières impressions qui vous sont venues à l'esprit lorsque vous avez découvert l'histoire de l’un et de l’autre ?
GURSHARD : C’est arrivé comme une certaine confirmation d’une intuition. C’est-à-dire qu’on savait qu’on voulait travailler ensemble, on sentait qu’on avait des sensibilités similaires. Il n’y avait pas de symétrie, nos vies sont très différentes. Mais par contre, on se reconnaissait dans nos obsessions artistiques et peut-être dans notre manière d’être au monde. Après, comment traduire ces intuitions ? Comment faire en sorte qu’elles viennent nourrir le projet ? C’était tout l’enjeu.
Mais la pièce reste un prétexte, évidemment. C’est-à-dire qu’elle dépasse de loin nos personnes. A chaque fois que je rencontrais une personne, je parlais cinq minutes de Dany et automatiquement la personne se racontait elle-même, qui elle est, où elle vit. Et c’est comme ça que d’un coup, l’horizon s’élargit et s’élargit encore. C’est-à-dire que dans ma partie, il y a quand même un paysage du Québec très étendu. Et dans la partie de Dany, il y a une radiographie de la diaspora iranienne, éparpillée sur le continent européen. Il ne pouvait pas aller en Iran, mais j’ai de la famille en France, en Allemagne, en Turquie. Il y a eu tout un voyage vers la frontière que Dany a fait en partant de Paris pour arriver devant la frontière iranienne en Turquie. Très vite, l’histoire se ramifie et devient un système de tiroirs, d’un récit qui en amène un autre et ainsi de suite, avec des thèmes se recoupant.
DANY : La vie de l’autre c’est vraiment un prétexte. On creuse la vie des gens qu’on rencontre. On présente toute une galerie de gens, de personnes qui deviennent personnages.
GURSHARD : Des espèces de couches, d’histoires qui se mettent les unes sur les autres.
A quel moment dans votre processus de création, avez-vous intégré le dispositif audio ? Pourquoi avez-vous pris le parti de permettre aux spectateurs de choisir en direct l'histoire qu'ils souhaitent suivre ?
GURSHARD : Le dispositif audio est arrivé assez tard dans le processus de création. Le matériau qu'on a récolté et les séances de travail au départ devaient former deux monologues récités l'un après l'autre. En travaillant avec Dany à Montréal, on s’est rendu compte qu'on avait trop de matière et que le spectacle durerait quatre heures si on gardait tout.
Puis, on s’est questionnés sur la notion de lacune, l’aspect lacunaire du récit. On a mené un mois d'enquête dans la vie de l'autre, un voyage. Dany est même allé rencontrer des personnes de ma famille que je ne vois plus et qui ont accepté de le recevoir. On a chacun rencontré une trentaine de personnes avec à chaque fois une heure d'interview, retraçant au final toutes les différentes périodes de la vie. Par exemple, les parents de Dany ont vraiment pu témoigner de sa naissance à aujourd'hui. Mais outre la famille, ce furent les collaborateurs, les ex, les amis d'enfance ou même perdus de vue, les amants qui ont compté, des gens qui ne nous aiment pas.
DANY : C’est un travail qui représente des centaines et des centaines de pages manuscrites.
GURSHARD : L’enquête fut assez colossale et pourtant elle reste lacunaire. On a la quarantaine passée. Comment faire tenir une vie entière et autant de points de vue en un spectacle ? Il est impossible d'être exhaustif. Il fallait que cette non-exhaustivité soit aussi traduite dans la mise en scène. Donc dans une approche assez littéraire du dispositif, à chaque fois que tu zappes, tu perds de la parole, et ça c'est à l'image des sacrifices que nous avons dû faire.
Cela étant dit, il y a aussi une raison plus politique. On est dans une époque où chacun choisit son récit. On oppose des récits dans les médias selon les partis pris. On favorise tel média parce qu'on partage son point de vue. On constate une polarisation du monde qui devient très forte. Après la guerre froide, il y avait une sorte d’utopie prédominante d'un monde unifié. Aujourd’hui, le monde se polarise à nouveau.
Ce dispositif vient déjouer un peu cette problématique. Dans le spectacle, quand tu vas vers le Canada, on te parle de la France. Et quand tu vas vers la France, on te parle du Canada. Et au milieu de tout ça, il y a l’Iran. Dany n'a pas pu y aller, il n’a pas eu de visa. Donc, l'Iran reste cette terre dont on parle, mais où on ne va pas. C’est tout le sujet. Enfin, il y a aussi une mission un peu plus fondamentale derrière cette enquête. La mission, c’était de retourner dans le passé et de réparer des choses irrésolues.
DANY : On s’en rend compte maintenant que la création est plus achevée. Il y a cette idée de réconciliation, d’envoyer l’autre réparer quelque chose qu’on ne pourrait pas nous, réparer.
GURSHARD : Malheureusement, ça n’a pas été possible d’envoyer Dany par procuration en Iran. Mais il y avait quand même cette idée de réconcilier des choses que je ne peux pas réparer en Iran parce que ça fait 25 ans que je n’y suis pas allé. Et de mon côté, c’était un peu la même chose, je partais avec des missions très précises.
DANY : Le dispositif témoigne aussi de l’impossibilité fondamentale de rendre compte de l’entièreté de la vie de quelqu’un, c’est impossible. On croit connaître les gens qui sont très proches de nous. Mais finalement, il y a toujours cette part de mystère, d’informations manquantes.
Propos recueillis au Théatre des tanneurs le 15/05/2024.