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Focus - NFT et industrie musicale
Après avoir chamboulé le marché de l’art, avec notamment la vente record chez Christie’s, le 12 mars, à 69 millions de dollars, de l’œuvre numérique de Beeple, Everyday : the first 5000 days, les NFT semblent maintenant se faire une place dans l’industrie musicale. Les NFT (Non-Fungible Token, « Jeton non Fongible ») sont des cryptomonnaies. À la différence des Bitcoins qui sont, eux, fongibles car attachés à une valeur monétaire et par conséquent, interchangeables, les NFT ont une valeur propre : il n’y en a pas deux identiques. Ce sont des éléments cryptographiques et virtuels, enregistrés sur une blockchain avec des codes d'identification uniques et des métadonnées (auteur, signature, date, type...) qui les distinguent les uns des autres. Certains y voient une nouvelle mine d’or pour les artistes, d’autres sont moins optimistes quant à leur capacité effective à révolutionner le secteur de la musique sans en reproduire les mêmes défauts. Quoiqu’il en soit, les NFT et la blockchain sont des avancées technologiques qui semblent pouvoir à tout moment changer l’avenir de l’industrie musicale, pourvu qu’ils ne soient pas déjà en train de le faire.
1. Quelles utilisations des NFT en musique et pourquoi un tel engouement ?
Selon une étude menée par le site Nonfungible.com et l’Atelier BNP Paribas, filiale du groupe bancaire qui scrute les domaines de l’innovation, le montant des transactions sur ce marché a atteint 250 millions de dollars en 2020, contre 63 millions en 2019. En février, la vente aux enchères d’un album du DJ américain 3LAU – considérée comme la première vente d’album sous forme de NFT – lui a permis de récolter 11,7 millions de dollars auprès de 33 acquéreurs. Depuis le même mois de février, des musiciens tels que Kings of Leon et Grimes ont vendu plus de 25 millions de dollars de NFT. Le même groupe rock Kings of Leon a vendu, en mars 2021, son album sous forme de NFT : cet album était livré avec une œuvre d’art numérique, la copie physique d’un vinyle en édition limitée et le téléchargement complet de l’album numérique. Ils ont aussi ajouté à cela 6 « tickets d’or » – toujours sous forme de NFT – qui permettaient d’obtenir 4 places au premier rang dans l’un de leurs concerts. Mike Shinoda, membre du groupe Linkin Park, a vendu pour 30.000 dollars un teaser de 37 secondes d’une chanson inédite, accompagné d’une petite animation. Les NFT intéressent donc un nombre croissant d’acteurs de l’industrie musicale, qui échangent sous cette forme des chansons, des clips, des objets de collection ou encore des billets de spectacle.
Si de nombreuses plateformes de vente, d’achat et d’échange se disputent le marché NFT – OpenSea, Foundation, Zora, Rarible, Nifty Gateway, Bondly –, certaines développent plus particulièrement le créneau musical, comme Audius et Catalog. Catalog agit un peu comme une maison de disques. Audius, quant à elle, est une plateforme blockchain de streaming dont le fonctionnement ressemble à celui de Spotify, plateforme qu’elle entend concurrencer. Selon le PDG d’Audius Roneil Rumburg, plus de 100 000 artistes ont déjà mis en ligne leurs titres et plus de quatre millions de personnes utilisent déjà la plateforme tous les mois. L’idée sous-jacente à ce projet est que le modèle de revenus actuel de l’industrie de la musique dans son ensemble ne fonctionne pas, car seuls 12% de ces revenus reviennent aux créateurs de contenu. La plateforme se pense donc comme une solution pour désintermédier le système et le rééquilibrer en faveur des artistes.
Comment expliquer cet engouement récent pour les NFT et que changent-ils réellement ? Chez ceux qui sondent le terrain des NFT, il y a souvent le constat amer des dysfonctionnements du marché traditionnel. C’est souvent dans l’objectif de s’affranchir de celui-ci que les artistes s’intéressent à ce nouveau modèle économique. Ce qui est sûr, c’est que les NFT questionnent le concept économique de rareté, qu’Internet semblait avoir rendu obsolète. La valeur est devenue de plus en plus fongible, diluée et instable dans notre monde virtuel, et il y a un besoin d’exclusivité ressenti à la fois par les artistes et par les utilisateurs. Les NFT offrent cette exclusivité et créent un système de valeur en ligne entièrement nouveau qui assure la rareté numérique.
2. Quelles opportunités les NFT peuvent-ils offrir à l’industrie musicale ?
- Suppression d’intermédiaires et démocratisation de l’industrie
Les NFT auraient le mérite d’éliminer un certain nombre d’intermédiaires entre les artistes et leur public, ce qui faciliterait à la fois la vente et le processus de rémunération. C’est souvent contre ceux qu’ils perçoivent comme des dysfonctionnements du marché que les artistes choisissent de s’intéresser aux possibilités offertes par les NFT. Les artistes dans l’industrie musicale ne reçoivent en moyenne que 12% de tous les bénéfices provenant des ventes ou des streams de leur musique. Le reste va majoritairement aux sociétés intermédiaires (maisons de disques ou plateformes de streaming entre autres).
Le public semblerait, lui aussi, pouvoir tirer profit de cette nouvelle technologie. Josh Katz, patron et fondateur de YellowHeart, plateforme-rampe de lancement utilisée par les Kings of Leon pour vendre leur album, affirme à l’AFP que cet engouement témoigne « de l’appétit des fans pour davantage de moyens de se connecter aux musiciens qu’ils aiment ». Dans l’industrie musicale, plusieurs choses peuvent être échangées sous forme de NFT, ouvrant aux fans la possibilité d’avoir accès à un plus grand nombre de contenus : chansons, clips, objets de collection, billets de spectacle. L’artiste écossais Lewis Capaldi, par exemple, a prévu de rendre disponibles des jetons NFT jumelés à des cartes qu’on peut collectionner et échanger, déjà populaires dans le domaine sportif. Il accorderait ensuite des privilèges – des billets de spectacle notamment – à certains acquéreurs.
Cette suppression des intermédiaires serait, selon certains, à l’origine d’une démocratisation de l’industrie de la musique, à la fois parce qu’elle permettrait au public d’avoir accès à plus de contenus directement et parce qu’elle ouvrirait les portes de l’industrie à des artistes émergents qui ne peuvent – ou ne veulent – obtenir un contrat auprès des grands labels et maisons de disques.
- Apporter de la transparence dans une chaîne de valeur aujourd’hui perçue comme opaque
La démocratisation que permettraient les NFT serait également favorisée par la plus grande transparence qu’ils apportent. Dans un rapport paru en 2015 intitulé « Rethink Music », le Berklee Institute of Creative Entrepreneurship écrit qu’« il arrive souvent que des montants soient payés au mauvais destinataire », et que « des parties importantes du revenu des droits d’auteurs finissent en dehors de la poche des artistes, dans une sorte de boîte noire » où les véritables propriétaires ne peuvent pas être identifiés. En outre, les détails spécifiques de certains contrats sont parfois couverts par des accords de divulgation, ce qui laisse les artistes ou les producteurs dans l’impossibilité de savoir quel acteur traite les paiements. Philippe Astor, spécialiste de l’impact des nouvelles technologies dans l’industrie de la musique, estime d’ailleurs que « le manque de transparence dans les flux financiers des nouveaux usages (streaming, téléchargements…) » est élevé. Les NFT permettraient d’apporter une solution à cela : grâce à une meilleure gestion et répartition des droits et des paiements, les artistes récupèrent le contrôle sur leur musique, avec la possibilité par exemple de fixer un tarif personnalisé pour le streaming de leurs chansons. Ils pourraient également créer des contrats intelligents permettant de répartir et payer automatiquement les redevances en temps réel ou même d’attribuer au créateur original un taux de redevance pour chaque future “vente secondaire” de NFT.
- Constituer une base de données transparente et sécurisée pour les droits d’auteurs
Toutes les informations relatives aux droits d’auteur ou au copyright d’une œuvre musicale pourraient être stockées sur la blockchain, via un hash cryptographique permettant de les enregistrer de façon incorruptible. En outre, les métadonnées contenues dans chaque morceau de musique pourraient inclure des termes d’utilisation et des détails de contact pour les ayant-droits, facilitant la prise de contact avec ces derniers et l’obtention d’une licence pour l’utiliser.
L’enregistrement des données de copyright sur la blockchain pourrait, selon Philippe Astor, conduire à la création d’une base de données mondiale et complète des droits d’auteurs pour l’industrie musicale. Les différentes tentatives pour faire cela ont jusqu’ici échoué : citons entre autres l’initiative Global Repertoire Database initiée par la Commission Européenne, à laquelle participaient des grands éditeurs (comme EMI), des acteurs du web (comme Apple) et des sociétés d’éditeurs (la Sacem en France par exemple). Il s’agirait, dans le cas de la blockchain, d’une base distribuée, plutôt privée en général, avec, en amont, des sociétés de gestion collective authentifiées qui posteraient des informations sur les ayants droits des œuvres. Dans ce cas, le registre pourrait être accessible à tous, mais la possibilité d’y écrire serait donc limitée à certains acteurs de l’industrie.
- Automatiser et personnaliser le paiement des droits d’auteur
Les paiements de droits d’auteurs sont souvent lents, aussi bien pour l’enregistrement que pour la composition du son et de la chanson. Ce mécanisme peut aujourd’hui sembler archaïque, à l’heure où l’on peut accéder en un clic aux morceaux de musique. Le mécanisme de la blockchain sur lequel reposent les NFT pourrait apporter une solution à ce problème car il utilise, pour les paiements, des smart contracts, ces programmes autonomes qui exécutent automatiquement des conditions définies à l’avance. Avec les smart contracts, les droits d’auteur pourraient (presque) instantanément être versés aux ayants droits, selon des conditions définies au préalable. De plus, un artiste pourrait décider lui-même de l’utilisation de sa musique par la définition préalable, dans les conditions du smart contract, des licences qu’il accorde à ses œuvres. Enfin, plutôt que de passer par des intermédiaires, le revenu tiré du streaming ou du téléchargement d’un morceau pourrait automatiquement être distribué entre ses différents propriétaires, en suivant des répartitions prédéfinies. Grâce par exemple à Bluebox, une suite d’outils basés sur la blockchain lancée par Ditto Music, les artistes peuvent maintenant vendre un pourcentage des droits sur leur musique. Bluebox se sert de la blockchain pour enregistrer la propriété fractionnée ou complète de la musique enregistrée et/ou des droits d’auteur. Elle divise ensuite les paiements de redevances en conséquence. Les personnes détenant une part d’un morceau seront naturellement plus susceptibles à la promouvoir et à devenir des ambassadeurs de l’artiste.
3. Quelles limites ?
- Peut-on réellement parler de « démocratisation » de l’industrie grâce aux NFT et à la blockchain ?
Malgré la conviction de certains que les NFT permettraient la démocratie du secteur de la musique, il est nécessaire de nuancer ce propos. En effet, ce que l’on remarque, c’est que, pour des artistes disposant déjà d’une bonne visibilité, le modèle de vente aux enchères des NFT peut permettre de lever rapidement des sommes importantes. À l’inverse, les jeunes artistes qui débutent dans le secteur doivent toujours se reposer sur les labels, qui leur apporteraient une visibilité qu’ils ne pourraient pas – sauf dans certains cas, rares – avoir autrement.
Mais c’est également vis-à-vis du public que les NFT semblent anti-démocratiques, profondément inégalitaires. L’achat des NFT n’est possible que pour le public le plus riche, ayant les moyens de payer lorsque la rareté fait grimper les enchères, en excluant donc un grand nombre d’utilisateurs. D’ailleurs, note Fanny Lakoubav, conseillère en art new-yorkaise, « les principaux acteurs du marché sont des entrepreneurs de la tech et de la finance, et des précurseurs des cryptomonnaies ». Les principaux acteurs sont donc majoritairement des entrepreneurs, non pas des fans de tel ou tel artiste, et ils voient donc ces NFT plus comme un investissement qu’ils espèrent fécond que comme un moyen de revitaliser l’industrie de la musique ou de soutenir leurs artistes préférés. Nous sommes alors très loin de l’idéal du « direct to fans » décrié par Josh Kats à l’AFP.
- Quels droits et pour qui ?
L’un des avantages que permettraient les NFT est, selon certains, une plus grande transparence concernant le fonctionnement de l’industrie musicale, une répartition des droits plus équitable et une rémunération plus rapide et plus favorable aux auteurs. Cependant, là aussi, ce constat semble précipité. Maxime Thibault, responsable expertises Innovation et Transition écologique au Centre national de la musique (CNM) en France, affirme à l’AFP : « Il y a des aspects positifs, on peut financer ses projets, même sans être très connu, et on peut soigner les relations avec ses fans, voire ses super-fans ». Mais, juste après, il met en lumière des « bémols ». « Va se poser la question des droits perçus : qui touche quoi entre compositeur, interprète, producteur, notamment si les NFT sont ensuite revendus ? ». Le souci d’une plus grande transparence ne semble pas être atteint. Emily Gonneau, auteure de « L’Artiste, le Numérique et la Musique », va encore plus loin en mettant en évidence le manque d’encadrement de cette technologie récente, qui pourrait mener à des dérives : « Si cette technologie se met au service des artistes, c’est très bien, mais s’il n’y a pas de garde-fou, les artistes risquent d’être dépossédés de leur droit moral ». Et encore : « N’importe qui peut se dire créateur et sampler n’importe quoi avec les NFT », insiste-t-elle. Et de mettre en garde contre une tentation de « spéculation de personnes n’ayant rien à voir avec la création, ni les créateurs, et ayant accès à cette technologie ; là on est dans une ruée vers l’or dans un Far west où rien n’est encadré ».
- Un bilan écologique alarmant
Toujours selon Maxime Thibault, le bilan écologique alarmant des NFT pourrait constituer un frein à leur diffusion à plus grande échelle, dans des sociétés du 21e siècle qui sont de plus en plus sensibles aux enjeux et à l’impact écologiques de leur manière de vivre : « « la technologie blockchain est énormément énergivore, l’Ethereum (réseau de cryptomonnaie) représente ainsi la consommation énergétique d’un pays comme l’Équateur selon certaines projections ». Les transactions sur le marché Ethereum, sur lesquelles reposent les jetons, nécessitent des ordinateurs puissants et génèrent une quantité énorme de gaz à effet de serre.
Si ce n’est qu’en 2020 qu’on a recommencé à parler des NFT, alors qu’elles avaient apparu en 2015-2016, ce n’est sans doute pas un hasard. Certains artistes, en effet, ont tenté de compenser par ce moyen le manque de revenus intervenu pendant les fermetures successives des lieux de spectacle. Malgré de nombreuses opportunités, les NFT et leur application dans l’industrie de la musique présentent pour l’heure des limites. On peut redouter que les NFT, censés révolutionner le secteur, ne finissent finalement par reproduire le modèle défectueux dont ils cherchent à s’affranchir.
Ce que l’on peut toutefois noter, c’est que, pour l’instant, ils ne semblent pas avoir pris, en France, la même importance qu’ils ont déjà, par exemple, aux États-Unis. Mais le développement, la diversification et l’application des NFT à l’industrie musicale et aux secteurs culturels au sens large, ce sont sans doute des affaires à suivre.
Margherita Incerti
Stagiaire ENS